Sexospécificité, violence et conflit ethnique au Myanmar

Jae Park et Alexandre Pelletier attirent l’attention sur la sexospécificité dans la réflexion sur le conflit au Myanmar.

Note du rédacteur : Ce billet a été publié à l’origine en anglais dans Tea Circle Blog – traduction du CRDI

 

Malgré la signature de l’accord national de cessez-le-feu en 2015, le Myanmar est toujours en guerre contre lui-même, car les combats dans les États de Kachin, Rakhine et Shan ne semblent pas prêts de s’arrêter. Les pertes en vies humaines, ainsi que les destructions matérielles et l’effondrement des communautés locales causés par un conflit qui dure depuis 70 ans, continuent d’entraîner de lourds coûts sociaux et économiques dans le pays.

Bien que la guerre touche tout le monde, elle affecte différemment les hommes et les femmes. Dans tout contexte de conflit, la sexospécificité crée des attentes et expose les individus à différents dangers et vulnérabilités. Dans les zones de conflit du Myanmar, de nombreux garçons et hommes ont fait l’expérience directe de la violence en tant que soldats et vivent avec ses conséquences physiques et psychologiques. Dans ces régions également, de nombreuses filles et femmes sont confrontées à un grave danger de violence sexiste, car leur corps est réduit à de simples objets à des fins de guerre et de traite des êtres humains.

On doit prendre au sérieux les conséquences différentes de la guerre sur les femmes et les hommes pour faire avancer le processus de paix et pour concevoir des politiques qui s’attaquent aux conséquences durables de la guerre. Au Myanmar comme ailleurs, la décentralisation est considérée comme un outil de démocratisation, un moyen de parvenir à une meilleure responsabilisation du gouvernement dans la prestation des services publics et une porte d’entrée pour la participation des femmes. Le conflit et son héritage politique et économique non seulement perpétuent, mais peuvent aussi renforcer les pratiques, les inégalités et la discrimination entre les sexes. Si l’on ne tient pas compte des besoins et des inégalités entre les sexes, le succès même de la démocratie, du processus de paix et de la décentralisation au Myanmar restera inégal pour les hommes et les femmes.

Dans cet article, nous rassemblons des témoignages des collectivités locales pour examiner certains des effets des conflits sur les hommes et les femmes. Nous avons recueilli des données probantes pour ce document en 2018 et 2019 dans le cadre d’un projet financé par le Centre de recherches pour le développement international – une collaboration entre l’Université de Toronto et l’Institut pour la paix et la sécurité du Myanmar. L’équipe de recherche a interrogé des acteurs locaux tels que des organisations de femmes, des organisations ethniques armées, des politiciens et des fonctionnaires. Elle a également mené une enquête auprès de 2 747 chefs de famille dans les États de Chin, Kachin, Karen et Magwe (ci-après dénommée l’enquête UdeT-CRDI). Le présent document n’est pas une liste exhaustive des impacts sexospécifiques de la guerre, mais met en lumière certains des thèmes qui ont souvent émergé au cours de nos travaux.

Garçons et hommes : combats, conscription et attentes des hommes et des femmes

Les guerres civiles ont des répercussions importantes sur les hommes et les femmes. Mais les garçons et les hommes ont souvent une expérience directe des conflits et de la violence à travers leur expérience de soldat. Beaucoup d’entre eux se sont portés volontaires pour rejoindre les organisations armées ethniques, par loyauté envers leur groupe ethnonational et en raison de sentiments d’injustice et de griefs contre le gouvernement et la Tatmadaw. Mais à ces motivations s’ajoutent des attentes sexospécifiques quant au comportement approprié des hommes. De nombreuses communautés et familles attendent des hommes qu’ils assument le rôle de « protecteurs » de la communauté. En temps de crise, cette attente ne fait que se renforcer, ce qui motive fortement les garçons et les hommes à rejoindre les organisations ethniques armées. Dans de nombreuses communautés, il n’y a pas de stigmatisation à rejoindre une organisation armée, mais les garçons ressentent un sentiment de responsabilité envers la communauté et voient leur participation à des activités militaires comme une source de respect.

Dans le nord-est du Myanmar, où le conflit s’est récemment intensifié, les organisations ethniques armées sont également connues pour avoir parfois enrôlé de jeunes hommes pour renforcer leurs rangs. La perception favorable de la conscription par les populations locales varie d’une organisation (et d’une région) à l’autre. Le RCSS, le TNLA et le KIO ont des pratiques de recrutement semblables et s’attendent, en général, à ce qu’au moins un homme capable de plus de 18 ans par ménage rejoigne les rangs des groupes. La plupart des organisations ethniques armées prétendent décourager le recrutement forcé, mais comme le signale Amnesty International, la ligne de démarcation entre conscription forcée et volontaire est parfois brouillée par le sentiment qu’ont certaines familles qu’il est de leur devoir [...] de « servir » dans un groupe armé ethnique (p. 40). Certains perçoivent cependant la conscription comme un recrutement forcé. Cela semble être particulièrement le cas lorsque le recrutement se fait à travers les groupes ethniques, ce qui s’est produit à la fois dans le Kachin et le nord de l’État de Shan. Pour échapper à la conscription, certaines familles ont versé des pots-de-vin, tandis que d’autres ont marié leur fils plus tôt, fui leur communauté, voire mis en scène leurs propres funérailles. Certaines collectivités locales, avec le soutien de la Tatmadaw, ont même formé des milices pour riposter contre les organisations ethniques armées. Les villageois, les garçons et les hommes en particulier, sont pris au piège de cette militarisation de leurs propres communautés, ce qui rend plus difficile le retour à une vie normale après le conflit.

Les garçons et les hommes font également l’expérience directe des conflits en étant recrutés de force par la Tatmadaw. Dans ses opérations, la Tatmadaw a forcé les villageois à agir comme porteurs, travailleurs et, pire, comme « boucliers humains » et « dragueurs de mines humains ». Pour forcer les civils à se conformer à la loi, la Tatmadaw a menacé physiquement et taxé de force, détenu, torturé ou tué des civils peu coopératifs. Bien que la Tatmadaw cible à la fois les femmes et les hommes, ces derniers sont particulièrement susceptibles d’être enrôlés pour des tâches physiques, exposés directement aux épreuves et à la violence. Les campagnes de recrutement dans l’État de Shan, par exemple, ont laissé de nombreux villages avec peu d’hommes, brisant les familles et menaçant la cohésion sociale. Lorsque la Tatmadaw ne recrute pas de force les hommes, elle les cible, les interroge et les arrête souvent lorsqu’ils voyagent en raison de leurs liens présumés avec les organisations ethniques armées.

Garçons et hommes : manque de soutien, traumatisme et autres épreuves

Les communautés et les familles attendent des hommes qu’ils assument un rôle de pourvoyeur en plus de celui de protecteur. Dans les zones touchées par le conflit, cependant, l’insécurité ainsi que les nombreux points de contrôle, les couvre-feux et les mines terrestres posées par les organisations armées et la Tatmadaw nuisent beaucoup aux déplacements. Dans ces contextes, les possibilités en matière d’éducation et de moyens de subsistance sont extrêmement limitées. Certains hommes sont contraints d’émigrer pour travailler, tandis que d’autres rejoignent les organisations ethniques armées ou la Tatmadaw en dernier recours.

Ceux qui trouvent refuge dans les camps de personnes déplacées ne s’en sortent pas mieux. Ces familles ont récemment perdu l’accès à leurs terres, épuisé leur mécanisme de survie, et sont depuis peu pauvres et sans emploi. Bien que la pauvreté touche tout le monde, en raison des attentes sociales et sexospécifiques, les hommes se sentent souvent psychologiquement et socialement désemparés lorsqu’ils ne sont pas en mesure de subvenir aux besoins de leur famille. Comme nous l’avons observé, certains font valoir que ces attentes sexospécifiques exacerbent la frustration chez les jeunes hommes. Cela coïncide avec l’augmentation de la toxicomanie et des cas de violence sexuelle et sexiste dans les zones touchées par le conflit et les camps de personnes déplacées.

Les conflits ont également des conséquences durables. Pour beaucoup de jeunes hommes, la guerre est devenue un mode de vie. Au-delà des compétences militaires, beaucoup n’ont pas d’emploi ou ne sont pas compétitifs sur le marché du travail. De nombreux combattants voient la fin des hostilités avec appréhension et estiment que la réintégration est impossible sans un soutien approprié, des débouchés économiques et une formation. Certains hommes reviennent également du champ de bataille avec des blessures physiques, ce qui limite grandement leur capacité à reprendre le travail et à subvenir aux besoins de leur famille.

La guerre laisse également des séquelles psychologiques à long terme. Les garçons et les hommes, en particulier, connaissent des épreuves physiques, des malaises en raison du manque de nourriture et à la maladie, des deuils dus à la perte d’amis, et ont été témoins d’actes de violence ou y ont participé. De nombreux anciens combattants, du côté de la Tatmadaw et des organisations ethniques armées, ont vécu des épreuves psychologiques sur le champ de bataille. Cependant, les attentes sexospécifiques en matière de masculinité dissuadent souvent les hommes de demander de l’aide ou de discuter de leur traumatisme psychologique. Pourtant, même si ces anciens soldats étaient prêts à discuter de leurs problèmes psychologiques, les services de santé mentale au Myanmar sont extrêmement rares.

La disponibilité massive de drogues et l’épidémie de narcotiques touchent également de manière disproportionnée les garçons et les hommes dans de nombreux États comme le Kachin et le Shan. Le manque de possibilités économiques, le sentiment que les hommes ne parviennent pas à subvenir aux besoins de leur famille et l’insécurité sont souvent mentionnés comme des facteurs qui encouragent l’abus de substances et la toxicomanie dans de nombreux camps de personnes déplacées. Dans l’État de Kachin, certains de nos entretiens ont révélé que le fait d’encourager la toxicomanie chez les jeunes hommes était une tactique anti-insurrectionnelle de la Tatmadaw destinée à affaiblir la solidarité ethnique. Lorsque des garçons et des hommes trouvent du travail dans des endroits tels que les mines de jade, les conditions de travail difficiles et l’accès facile aux stupéfiants les exposent à un risque accru de toxicomanie. Dans l’État de Kachin, certaines personnes nous ont confié que la consommation de drogue dans la population masculine entraînait un plus grand nombre de décès prématurés chez les hommes de leur communauté. Le partage des seringues fait courir aux toxicomanes, et plus particulièrement aux hommes, un risque plus élevé de contracter des infections à diffusion hématogène telles que le VIH, l’hépatite C et la tuberculose.

La stigmatisation sociale à l’encontre des consommateurs de drogues rend difficile la recherche d’un traitement adéquat pour les toxicomanes. La grande majorité des toxicomanes soignés dans les centres nationaux de traitement de la toxicomanie sont des hommes (94,9 %) âgés de 25 à 39 ans, qui sont issus de la classe ouvrière. La plupart d’entre eux sont des ressortissants des États de Bamar et de Shan. Dans l’État de Shan, de nombreuses personnes que nous avons interrogées ont mentionné que les organisations ethniques armées entraînent les consommateurs de drogue dans un processus de réhabilitation, bien qu’ils servent souvent de canal de recrutement puisque les patients guéris sont ensuite enrôlés dans les organisations armées. Certains toxicomanes dans l’État de Kachin auraient également été détenus dans des centres de réhabilitation locaux gérés par des ONG pour supprimer leur dépendance aux substances. Les jeunes hommes sont souvent victimes d’abus des droits de la personne en raison du dur processus de réhabilitation mené dans des établissements sous-approvisionnés et en sous-effectif, aux ressources médicales médiocres.

Les femmes et les filles : moyens de subsistance et insécurité

Les conflits exacerbent également les déséquilibres entre les sexes dans l’accès aux moyens de subsistance. Au Myanmar, le marché du travail est déjà extrêmement sexospécifique. La participation des femmes au marché du travail est extrêmement faible par rapport aux pays voisins. Les normes sexospécifiques empêchent généralement les femmes d’accepter des emplois trop physiques et trop durs, par exemple. Les femmes ont donc tendance à être surreprésentées dans l’économie informelle, confinées à des tâches de reproduction et un travail informel non rémunéré, sous-payé et généralement précaire. Lorsqu’elles parviennent à trouver du travail, les femmes connaissent un écart salarial d’environ 20 % par rapport aux hommes. Les normes sexospécifiques empêchent aussi indirectement l’accès des femmes à la terre et à l’héritage. Un rapport Namati a constaté que bien que les femmes aient des droits légaux à la propriété foncière au Myanmar, le manque de femmes administratrices et la prédominance des hommes dans les unités administratives locales les empêchent souvent, dans la pratique, d’exercer pleinement leurs droits. Sans accès à la terre, les femmes ont un accès plus difficile aux prêts et aux crédits pour assurer leur subsistance.

Les conflits créent des incertitudes qui tendent à reproduire les inégalités entre les sexes. Dans l’éducation, par exemple, l’insécurité liée à la guerre ou à la criminalité peut bloquer l’accès des filles à l’école. Notre enquête a demandé aux répondants si les établissements d’enseignement étaient accessibles à pied depuis leur domicile. Le tableau 1 révèle que la plupart des personnes interrogées dans les zones rurales n’ont pas accès à un lycée ou à une école professionnelle et que seule la moitié d’entre elles ont accès à un collège situé à distance de marche de leur domicile.

 

Tableau 1. Établissements d’enseignement accessibles à pied

 

Zone rurale

Zone urbaine

Écoles élémentaires

71,6

72,7

Écoles intermédiaires

54,3

72,1

Écoles secondaires 2e cycle

38,7

68,6

Écoles professionnelles

12,7

32,5

Enquête de l’UdeT-CRDI sur la prestation des services publics à Chin, Kachin, Kayin et Magwe, 2019.

 

Si le manque d’établissements scolaires affecte tout le monde, les femmes sont plus susceptibles d’être touchées. Les résultats de notre enquête ont montré que les deux plus importants défis auxquels les femmes sont confrontées lorsqu’elles accèdent à l’éducation sont liés à la sécurité : la sécurité des filles lors de leur trajet vers et depuis l’école ainsi que la sécurité dans le milieu scolaire (Tableau 2). Compte tenu de la distance qui sépare les écoles (tableau 1), le problème du trajet entre l’école et le domicile est plus susceptible d’affecter les filles dans les zones rurales. Soulignons qu’une crainte sexospécifique pour la sécurité des femmes est plus déterminante que les attentes traditionnelles concernant leur rôle sociétal (les femmes doivent rester à la maison pour aider) dans la limitation de l’accès des filles à l’école.

 

Tableau 2. Les défis de la scolarisation des femmes

 

D’accord

 En       désaccord

Les déplacements entre l’école et le lieu de travail ne sont pas sûrs

60,7

 34,8

Le milieu scolaire n’est pas sûr

61,4

 34,7

Les femmes doivent rester à la maison pour aider

46,9

 46,1

Enquête de l’UdeT-CRDI sur la prestation des services publics à Chin, Kachin, Kayin et Magwe, 2019.

 

La vulnérabilité des femmes et des filles déplacées

Les déplacements rendent également les femmes particulièrement vulnérables. En raison de la consommation répandue de drogues et d’alcool chez les hommes déplacés, en l’absence de ceux-ci, on attend souvent des femmes non seulement qu’elles s’occupent du foyer, mais aussi qu’elles assument des rôles traditionnellement attribués aux hommes, comme « protectrices » et « pourvoyeuses ». L’inversion des rôles des sexes crée souvent des tensions dans la famille et expose les femmes à la violence familiale, y compris la violence du partenaire intime. Les camps de personnes déplacées offrent peu de possibilités économiques aux hommes et aux femmes. Pour les femmes toutefois, le manque de possibilités économiques signifie souvent un risque accru de traite humaine. Dans les États de Kachin et Shan, par exemple, des femmes ont été victimes de la traite des êtres humains pour des mariages forcés et la procréation en Chine. Un militant de la société civile que nous avons rencontré a décrit le manque d’enregistrement, fréquent chez les minorités ethniques, comme l’une des raisons principales « pour lesquelles les femmes issues de minorités ethniques sont victimes de violence sexiste, de migration, de trafic et de discrimination ». La Ligue des femmes de Birmanie convient que le manque de documents adéquats et l’inaccessibilité des services d’immigration ont conduit à une plus grande dépendance à l’égard du trafic comme mode de migration transfrontalière, ce qui augmente le risque d’abus des droits fondamentaux des femmes migrantes.

Les conflits et les déplacements augmentent également les risques de violence sexiste, souvent utilisée comme stratégie de guerre. Le Bureau du Haut Commissaire aux droits de l’homme a rapporté que les opérations militaires de la Tatmadaw contre les Rohingyas et les groupes ethniques du nord du Myanmar ont utilisé des violences sexuelles à grande échelle, brutales et systématiques dans le cadre d’une stratégie délibérée visant à intimider, terroriser et punir la population civile. Le même rapport a également noté que les femmes et les filles étaient également victimes de viols et d’autres violences sexistes de la part des membres des organisations ethniques armées.

Les conflits et les déplacements augmentent également la violence sexiste, car ils créent des espaces d’impunité. Une militante de la société civile pour les questions relatives aux femmes a souligné que « si [les ONG] déposent une plainte auprès de la Tatmadaw, la réponse habituelle est de nier l’accusation et de rejeter la faute sur les organisations ethniques armées ». Alors que les organisations ethniques armées tentent de rendre justice aux auteurs de violences sexistes dans leurs rangs, de nombreux auteurs sont encore insuffisamment punis. Comme l’a révélé un membre de la communauté religieuse Kachin : « Là où il y a des bataillons [Tatmadaw], personne ne sort. Les [villageois] ont peur. La nuit, personne n’ose sortir ». Notre enquête a révélé que moins de la moitié des femmes aimeraient voir une plus grande présence militaire dans leur région (48,2 %). Il est intéressant, mais pas surprenant, que les femmes non-Bamar et celles qui vivent dans les zones rurales soient les moins susceptibles de souhaiter une plus grande présence militaire dans leur communauté.

Tableau 3. Pourcentage de femmes qui souhaitent une plus grande présence militaire dans leur communauté

Zone rurale

Zone urbaine

Bamar

Non-Bamar

45,8

54,7

65,8

39,3

Enquête de l’UdeT-CRDI sur la prestation des services publics à Chin, Kachin, Kayin et Magwe, 2019.

 

De plus, les victimes de la violence sexiste sont souvent terrifiées à l’idée de porter plainte auprès de la police. Notre enquête a révélé que la plupart des femmes préfèrent signaler les crimes aux chefs de la communauté plutôt qu’à la police (Tableau 4). Elle a également constaté que dans les zones rurales et urbaines, les femmes étaient particulièrement peu enclines à signaler des crimes sexuels à la police par rapport à d’autres crimes. Les femmes ont souvent besoin de l’aide d’ONG locales pour accompagner les victimes à la police ou faire un rapport à leur place.

Tableau 4. Où vont les femmes quand elles sont victimes...

 

... d’un vol

... d’une agression sexuelle

 

Zone rurale

Zone urbaine

Zone rurale

Zone urbaine

Leader communautaire

77,4

41,1

88,1

50,7

Police

19,2

47,3

8,8

34,8

Autres

1,1

6,5

1,4

8,5

Je ne sais pas.

2,3

5,1

1,7

5,9

Enquête de l’UdeT-CRDI sur la prestation des services publics à Chin, Kachin, Kayin et Magwe, 2019.

 

Les travailleurs des ONG que nous avons rencontrés ont constaté que la responsabilité des victimes est toujours engagée lorsque les femmes et les filles sont victimes de violence sexiste. En fait, l’enquête UdeT-CRDI a révélé des niveaux de satisfaction très faibles des femmes pour les services de police lorsqu’elles sont soupçonnées d’un crime (14,3 %) ou victimes d’un crime (31,3 %). En général, l’enquête montre une satisfaction encore plus faible chez les femmes des zones rurales. Une militante de la société civile pour les questions féminines basée à Yangon a déclaré que de telles circonstances ont contribué à la prévalence des traumatismes chez les femmes et les filles dans les zones touchées par le conflit au Myanmar.

Aller de l’avant : réflexions sur la décentralisation

Ce texte ne donne pas une image exhaustive de l’impact du conflit sur les hommes et les femmes, mais souligne un certain nombre de questions qui doivent être abordées pour une transition réussie vers la démocratie et la décentralisation au Myanmar. Il faut s’éloigner de la prise de décision aveugle au niveau local et de reconnaître que des décennies de conflits et de déplacements ont eu des conséquences sexospécifiques. Dans les zones de conflit et de post-conflit, il est nécessaire d’aborder l’expérience des hommes en tant que soldats sous l’angle de ses conséquences économiques, sociales et psychologiques. Il faut aussi s’attaquer à l’expérience des femmes en matière de conflit, qui les a rendues économiquement précaires et vulnérables à la violence sexuelle et sexiste.

Les conflits ont renforcé les normes et les attentes sexospécifiques et le fait que la démocratisation et la décentralisation ne les remplaceront pas automatiquement. Les hommes sont nettement surreprésentés dans la sphère publique, dans les institutions politiques et dans le processus de paix en particulier. Cela étant dit, les normes de la masculinité peuvent empêcher les hommes de parler de leur expérience particulière de la guerre et des traumatismes. Les politiques et l’élaboration des politiques doivent assurer l’intégration des hommes mécontents ou marginalisés, sinon, cela peut alimenter une nouvelle exaspération et conduire à un retour au conflit. L’élite politique, bien que composée d’hommes, peut être sourde aux expériences et aux perspectives des soldats. Il est donc nécessaire d’ouvrir un espace pour ce type de dialogue.

La décentralisation ne profitera pas nécessairement aux femmes non plus. La décentralisation est souvent considérée comme bénéfique pour les femmes, car elle permet une plus grande responsabilité au niveau local et une plus grande proximité de la prestation de services. Les femmes sont aussi généralement associées au milieu familial, ce qui fait que les autorités locales sont considérées comme touchant plus directement à leurs intérêts et préoccupations quotidiennes. En matière de participation, les institutions publiques locales sont considérées comme particulièrement adaptées aux femmes en raison de leurs faibles barrières à l’entrée. Toutefois, la décentralisation peut aussi perpétuer des institutions, des systèmes et des relations de pouvoir informels. Lors des élections de 2015, seulement 13,3 % des candidats étaient des femmes, et les parlements locaux comptent tous moins de 10 % de femmes (à l’exception des régions de Yangon et de Sagaing). En ce qui concerne la gouvernance locale au quotidien, notre enquête a révélé qu’au cours des cinq dernières années, les femmes se sont senties moins impliquées dans les questions liées à la sécurité, l’une des questions les plus importantes où la voix des femmes devrait être la plus présente.

Source : Enquête de l’UdeT-CRDI sur la prestation des services publics à Chin, Kachin, Kayin et Magwe, 2019.

Le processus de paix doit aussi être plus inclusif. Bien que les parties prenantes de l’accord national de cessez-le-feu se soient engagées à inclure les femmes, il est encore très loin d’atteindre le seuil convenu de 30 % de participantes. Une étude récente de Mollie Pepper a également révélé que malgré la promesse du gouvernement du Myanmar de favoriser une plus grande inclusion des femmes, celles-ci continuent d’être minoritaires dans le processus politique. Le même document a cependant constaté que les femmes sont des actrices clés dans la construction de la paix en raison de leur activisme dans la société civile, organisé par le biais d’organisations de femmes ethniques.

En résumé, les parties prenantes au Myanmar doivent continuer à travailler à l’intégration de la sexospécificité dans la structure de gouvernance et le processus de paix. Ce n’est qu’alors qu’il sera possible de remédier aux blessures sociales subies par les différents sexes dans les zones touchées par le conflit, ce qui permettra d’instaurer une paix plus solide au Myanmar.

(Image : Jae Park)

Jae Park est membre de l’équipe de recherche du projet du CRDI de l’Université de Toronto sur le genre et la décentralisation. Il est doctorant en sciences politiques à l’université de Toronto. Il étudie les guerres civiles et la violence politique. 

Alexandre Pelletier est le coordonnateur de la recherche de l’équipe de recherche de l’Université de Toronto-CRDI sur le genre et la décentralisation au Myanmar. Il est actuellement titulaire d’une bourse postdoctorale du CRSH dans le cadre du programme sur l’Asie du Sud-Est de la Cornell University et détient un doctorat de l’Université de Toronto (2019). Son travail se concentre sur les questions de nationalisme, de conflit ethnoreligieux et de fédéralisme en Asie du Sud-Est, avec une spécialisation sur le Myanmar et l’Indonésie où il a mené un travail de terrain approfondi.